Cindy Sherman, au Jeu de paume

Expositions photos

Cindy Sherman, au Jeu de paume

Cindy Sherman, au Jeu de paume

A quelques exceptions près, les ouvres de Cindy Sherman sont présentées aussi bien dans le livre que dans l’exposition par grandes séries auxquelles elles se rattachent, elles-mêmes dans un ordre chronologique. Si des rapprochements thématiques transversaux sont toujours possibles (on en suggérera quelques-uns) et si les limites de chaque série peuvent parfois être incertaines, il n’en reste pas moins que c’est le dispositif série-chronologie qui reste au plus près de l’évolution du travail de l’artiste, et qui permet d’en repérer au mieux à la fois la grande cohérence interne et les évolutions successives.

Un tel parcours impressionne par sa rigueur, son inventivité et son approfondissement incessant. Il nous frappe aussi par sa drôlerie et son extravagance mêlées à une composante plus sombre, celle qui touche à l’insaisissabilité du moi et à l’omniprésence de l’illusion et de la mort. Cette oeuvre, en apparence toute en surfaces et simulacres, résiste pourtant et garde son mystère. Ce mystère n’est pas de ceux qu’une meilleure information ou une approche plus systématique seraient susceptibles d’éclaircir. Car il relève de ce qui concerne l’identité de l’être humain, son aptitude à se connaître et à se méconnaître, à se représenter et à s’inventer des vies parallèles aptitude qu’il ne partage avec aucune autre créature vivante. (...)

Dans A Cindy Book, il s’agit d’un album de photographies comme beaucoup d’adolescents en constituent, pour y conserver pieusement les souvenirs de moments importants de leur vie. La différence est que ce qui importe ici n’est pas le moment en question, mais sa propre image dans la photographie : That’s me, c’est moi aux différents âges de ma vie, en vacances dans le Maine, au mariage de ma cousine, à mon premier bal, etc. Tout se passe comme si le sujet n’en finissait pas de se reconnaître, de s’identifier au milieu des autres, et de s’extasier sur sa propre existence, sur la diversité des circonstances, la plasticité de son être, alliée à la continuité d’une identité. (...)

Avec Bus Riders (1976-2005), le renversement fondateur a eu lieu. Ce n’est plus un moi hystérisé qui clame sa présence multiple et son besoin de reconnaissance à travers la diversité des apparences et des circonstances, c’est au contraire lui qui va s’approprier, en la simulant, en la jouant, la multitude des identités de ceux qui l’entourent. (...)

Murder Mystery (1976-2000) crée un univers fictionnel clos sur lui-même. Les personnages incarnés sont les protagonistes présumés d’un fait divers, ils en sont la distribution obligée. Le sujet-metteur en scène les campe pour nous en brefs instantanés, comme le fait l’auteur de romans policiers, et les livre à notre curiosité et à notre sagacité. Nous autres spectateurs-lecteurs sommes invités à y repérer des indices, à échafauder des hypothèses : cela se passerait dans la haute société (il y a une bonne, un maître d’hôtel, des gens qui montent à cheval, qui portent des tenues élégantes, etc.). Il y a un photographe et un détective, une femme fatale, les inévitables témoins... (...)

Tout l’art est dans le maquillage et le déguisement à l’aide desquels le sujet s’approprie tous les rôles avec virtuosité, dans une démarche qui garde quelque chose d’enfantin et de jubilatoire. (...)

Cindy Sherman, au Jeu de paume {JPEG}
© Cindy Sherman

Untitled A-E, 1975
Cette courte série de cinq ouvres apparaît rétrospectivement comme un tournant. Très homogène, elle met en scène cinq portraits de face de jeunes femmes qui sourient au spectateur. En même temps le sujet y figure sous des formes que l’on retrouvera ultérieurement (le clown, la jeune ingénue), mais traitées ici avec très peu d’artifices, d’une façon qui rappelle les jeux de l’enfance. La dimension narrative passe à l’arrière-plan, au profit d’une forme plus dépouillée, moins bavarde : ce sont des indications pour des fictions ou des univers possibles, plutôt que des récits. (...)

Untitled Film Stills, 1977-1980

Cet ensemble est indiscutablement la série majeure de la première partie de l’’uvre de Cindy Sherman. Ses soixante-neuf éléments constituent un monde d’avatars du sujet, qui s’invente maintenant des identités plus construites, avec accessoires et décors, sans pour autant devenir nécessairement explicites. Ce caméléonisme jubilatoire emprunte à différents univers : les stéréotypes de la vie quotidienne (la jeune femme au foyer, l’étudiante, etc.), mais aussi la littérature, la peinture, et bien sûr le cinéma (le néoréalisme italien ou le film noir américain, par exemple). (...)

La grande réussite de cet ensemble tient à la tension que l’artiste ménage entre identification immédiate d’une référence ou d’un stéréotype (qui risquerait de devenir un jeu un peu superficiel), et un espace de projection pour l’imagination et le désir de fiction du spectateur. Toutes ces scènes sont construites à son intention, ce sont des précurseurs de fiction. (...)

Rear Screen Projections, 1980
Avec cette série, Cindy Sherman passe du noir et blanc à la couleur, et à des formats sensiblement plus grands (50,8 x 61 cm). Elle inaugure également un nouveau procédé : le personnage est maintenant photographié devant un fond sur lequel est projetée une image qui sert de décor. (...)

Le sujet apparaît maintenant sous des formes plus familières, moins immédiatement liées à des références culturelles ou sociales - des jeunes femmes à l’allure moderne, saisies devant un décor (d’intérieur ou d’extérieur), en plan moyen ou en gros plan, parfois décentrées dans le cadre, et surprises dans le cours d’une situation narrative difficile à identifier de prime abord. (...)

Centerfolds, 1981

Ces images horizontales de grand format (61 x 122 cm) reprennent le principe des doubles pages centrales de certains magazines de mode ou de charme. Elles trouvent leur origine dans une commande de la revue Artforum, qui devait d’ailleurs refuser de les publier. La protagoniste y est cadrée de près, en général couchée ou assise ; la vue est surplombante, ce qui accentue l’impression que quelque chose a eu lieu, ou est sur le point d’avoir lieu. (...)

Ce qui semble important dans cette série, c’est le resserrement qui s’opère sur la protagoniste (au détriment du décor ou de l’arrière-plan), et donc sur le détail des transformations qui s’opèrent sur elle, grâce au maquillage, à la coiffure, aux vêtements. Ces derniers prennent une importance particulière, au point de constituer le véritable cadre dans lequel s’inscrit la protagoniste. (...)

PinkRobes, 1982 Untitled 102-116, 1982 Fashion, 1983-1984 Fashion, 1993-1994

L’importance des étoffes et des vêtements devient évidente dans cet ensemble d’’uvres produites à dix ans d’intervalle, et dont ils constituent le sujet essentiel.
Dans la série des Pink Robes, l’expression et l’allure générale du visage semblent suggérer quelqu’un surpris au lever, ou à la sortie du bain, le vêtement tenu contre lui dans un geste pudique. La série procède par subtiles variations à la fois chromatiques et stylistiques, comme une série d’études à l’ancienne sur les nuances d’une même couleur et le drapé du vêtement, mais imprégnée et pervertie par le sentiment troublant d’intimité qui s’en dégage.

Cette série-charnière va se développer dans deux directions différentes. D’une part (dans Untitled #102 à 116), une série de femmes cadrées encore plus serrées, à l’expression dure, éclairées d’une manière plus contrastée ; d’autre part, deux séries de photographies dites de mode (Fashion), distantes d’une dizaine d’années, mais que rapproche le rôle qu’y joue le vêtement de grands couturiers, traité ici par l’artiste comme l’un de ses déguisements habituels. (...)

Fairy Tales, 1985 Disasters, 1986-1989

Les contes de fée de Cindy Sherman ont tout du cauchemar, mais on sait qu’il en est souvent ainsi, et que le merveilleux côtoie dangereusement l’inquiétante étrangeté, voire le macabre. Toute trace de réalisme disparaît ici au profit de l’artifice et du non-humain. L’artiste a pour la première fois recours à des prothèses apparentes et à des mannequins, et met en scène des visions à la fois grotesques et énigmatiques. (...) C’est le monde du conte en général, où règne le fantastique, montré ici dans sa version la plus grotesque et la plus inquiétante. (...)

History Portraits, 1989-1990 Sex Pictures, 1992

La veine grotesque apparue dans les séries précédentes s’épanouit ici dans sa version comique (le comique, chez Cindy Sherman, n’est jamais très loin. Il y a de la jubilation dans ses outrances, et l’on perçoit dans son travail le pur bonheur du jeu, du théâtre et de ses accessoires, jusque dans les tableaux les plus sombres).
Ce qui caractérise la série des History Portraits, c’est d’abord, à l’évidence, qu’il s’agit de portraits dans l’acception classique du terme. Le sujet pose en différents accoutrements, costumes et prothèses, qui font parfois explicitement référence à des chefs-d’’uvre de la peinture ancienne. (...)

Avec les Sex Pictures, un pas de plus est franchi, puisque ce qui ressortit au vivant (le sexe) n’est plus figuré que par de l’inanimé, des mannequins (...) Les Sex Pictures oscillent entre visions obscènes du corps et illustrations de pratiques particulières. Mais l’essentiel n’est pas dans le détail des poses et des pratiques. Il est dans le caractère dérangeant de cette déshumanisation du désir sexuel, dans le fait qu’il soit en quelque sorte délégué à des mannequins que leur exhibitionnisme obscène humanise de manière troublante. Voici un monde inquiétant, entre l’humain et le non-humain, où toutes les transgressions semblent possibles, comme dans les fantasmagories des travaux de Bosch. (...)

Civil War Pictures, 1991-1992
Horror and Surrealist Pictures, 1994-1996

Ces deux séries prolongent la précédente, avec sa présence de corps démembrés ou réduits à des objets partiels. Dans les Civil War Pictures, il s’agit de détails de cadavres, pieds et mains pour l’essentiel, à même la terre à laquelle ils ne vont pas tarder à se mêler. (...)

La guerre civile en question, (...) c’est aussi celle qui fait rage dans le monde d’aujourd’hui, celle de la violence ordinaire et anonyme dont témoignent les petites guerres oubliées, les faits divers, et les morgues du monde entier. (...)

La fantasmagorie, ici, ne porte plus uniquement sur l’objet partiel, le sexe ou tels membres épars. Elle semble gagner le corps tout entier - un corps démembré qui aurait été recomposé, dans lequel les différentes parties semblent maintenant vivre une vie autonome monstrueuse, donnant naissance à autant d’inquiétants golems. (...)

Masks, 1994-1996

Les masques apparaissent déjà, et avec de plus en plus d’insistance, dans les Sex Pictures et dans les Horror and Surrealist Pictures. Leur usage de plus en plus fréquent peut s’expliquer par le désir de l’artiste de ne plus apparaître elle-même dans ses images, de déléguer en quelque sorte le poids du travestissement et de la performance à des substituts inanimés. D’où les masques, mais aussi les mannequins et les ombres, voire même l’absence complète de personnage identifiable.
Dans la série Masks, le masque devient le sujet même de l’image, le sujet tout court, et semble y acquérir une vie autonome. (...)

Broken Dolls,1999

Dans cette série de photographies en noir et blanc, toute trace de présence (...) disparaît, au profit de poupées mutilées, disloquées, disposées dans des postures obscènes. Les mises en scène évoquent celles des Sex Pictures, parfois même celles des Horror Pictures. Ce qui frappe en elles, c’est l’intensité dont elles sont porteuses et la capacité de ces objets dégradés à la communiquer. (...)

Hollywood Types, 2000-2002

Selon Cindy Sherman, les personnages devaient être des comédiens ratés ou tombés dans l’oubli (secrétaires, ménagères ou jardiniers dans la vie réelle) qui posent pour des portraits afin de postuler pour un emploi. Ces gens essaient de se vendre de leur mieux. (...) Ces portraits frontaux constituent une série à la fois drôle et pathétique. Ces laissés-pour-compte du rêve hollywoodien nous renvoient évidemment à nos propres illusions, et à notre demande incessante d’attention et de reconnaissance. Ils sont certes caricaturaux mais à peine plus que la vie réelle qu’ils évoquent. (...)

Clowns, 2003-2004

L’oeuvre de Cindy Sherman ne pouvait pas ne pas rencontrer un jour la figure du clown. Son goût pour la mascarade et le travestissement, le mélange de grotesque et de sérieux, l’hystérie caméléonique, tout cela appelait le clown, déjà présent d’ailleurs dans des ’uvres antérieures. (...)
Toute la dimension carnavalesque de l’’uvre de Cindy Sherman, ce qu’elle peut avoir de contradictoire et d’excessif, se trouve condensée dans la figure du clown.
Celui-ci, on le sait, a quelque chose d’inquiétant - sous le masque hilare, quelque chose d’ambigu, parfois dépressif, parfois pervers. Il est associé à l’enfance et à l’ambivalence propre à cet âge-là. Les clowns de Cindy Sherman, toutefois, sortent des codes du genre. Leurs accoutrements et leurs maquillages sont hors-normes. (...)
Seule la dimension narrative, si présente dans les travaux antérieurs, manque ici : le clown, aussi bavard qu’il soit, ne dit jamais autre chose que sa présence bouffonne, imprévisible, sa folie pour tout dire. Le spectateur ne remonte avec lui à aucune scène antérieure, ne reconstitue (ou n’invente) aucun événement. Avec le clown, nous sommes dans l’ouvert, dans l’attente et l’imprévisible de la performance à venir.

Le livre/catalogue de l’exposition Cindy Sherman (co-édition Flammarion - Jeu de paume, mai 2006) - Le livre/catalogue de l’exposition Cindy Sherma

La rétrospective au Jeu de paume

  • Kunsthaus Bregenz, du 25 novembre 2006 au 14 janvier 2007
  • Louisiana Museum for Moderne Kunst, Humlebaek, du 9 février au 13 mai 2007
  • Martin-Gropius-Bau Berlin, du 13 juin au 10 septembre 2007
  • Doll Clothes, 1975 (film en super 8, noir et blanc, 2.22)
  • Untitled ABCDE, 1975 (x 5 photographies)
  • Untitled From Bus Riders, 1976-2005 (x 20 photographies)
  • Murder Mystery, 1976-2000 (x 17 photographies)
  • Untitled Film Stills, 1977-1980 (x 70 photographies : la série complète)
  • Rear Screen Projections, 1980-1981 (x 12 photographies)
  • Centerfolds or Horizontals, 1981 (x 12 photographies : la série complète)
  • Pink Robes, 1982 (x 3 photographies)
  • Untitled, 1982 (x 4 photographies)
  • Fashion, 1983-1984 (x 7 photographies)
  • Fairy Tales, 1985 (x 5 photographies)
  • Disasters, 1986-1989 (x 7 photographies)
  • History Portraits, 1989-1990 (x 24 photographies)
  • Civil War, 1991 (x 3 photographies)
  • Sex Pictures, 1992 (x 9 photographies)
  • Fashion, 1993-1994 (x 6 photographies)
  • Horror and Surrealist Pictures, 1994-1996 (x 9 photographies)
  • Masks, 1995-1996 (x 10 photographies)
  • Broken Dolls, 1999 (x 8 photographies)
  • Hollywood Portraits, 2000 (x 12 photographies)
  • Clowns, 2003-2004 (x 10 photographies)

Extraits du texte de Régis Durand - Source : Jeu de paume

Cindy Sherman, rétrospective au Jeu de paume

 

Auteur(s)
Photographe(s)
RECHERCHE
Sponsorisé